vendredi 30 décembre 2011

Dosage : Exemple d'un extrême







N'avez-vous jamais été charmé par la vision d'une petite théière fumante remplie généreusement de feuilles ? Ne vous êtes jamais demandé jusqu'où on peut pousser les limites en matière de dosage ? Ce qu'il y a au-delà du raisonnable, encore que ce terme soit très variable en fonction de là où on se place ? Car en Chine, vu d'ici tout du moins, les théières et les zhong ont plutôt tendance à être bien remplis, alors que nous sommes héritiers de dosages beaucoup plus timides, j'imagine à cause de la culture du sachet à petite ficelle et autre boule à thé.

Alors pour faire suite à l'article précédent qui parlait de ma vision globale du dosage, je voulais m'attarder un peu sur un exemple qui m'a beaucoup inspiré. Il m'a permis d'oser différemment, de voir plus loin, de sortir des carcans de ce que je croyais être "les limites".







En l'absence des enseignements d'un "Maître de Thé" sous nos latitudes, beaucoup cherchent à s'inspirer des méthodes employées par les autres, méthodes que l'on trouvera aisément sur internet, les forums, etc. Certains les tiennent des personnes mêmes qui produisent le thé, sur place, ce qui semble aux premiers abords quelque chose d'important à considérer dans sa recherche.

Parmi les sources qui m'ont marqué, outre les excellents billets de Thomas cités dans l'article précdent, sont venus les billets de Tim, alias Toki de Mandarin's Tea Room, qui s'inspire lui-même de rencontres faites sur le terrain. Il résume parfaitement sa philosophie du KungFu Cha dans cet article (en anglais). Aussi, je vais me baser sur des citations prises ça et là sur son blog pour essayer d'illustrer sa vision des choses. Car je la trouve extrêmement noble et motivante.

Nous sommes ici dans un extrême, celui des dosages forts, de la difficulté, mais, au-delà, dans une voie martiale : le Kung Fu Cha. 








The whole idea of Kung-Fu tea brewing is to maximize full potential of a good tea, pushing its limits, extracting the best essences and energy.

L'idée même qui se cache derrière le Gong Fu Cha est d'obtenir le meilleur d'un bon thé, le pousser dans ses limites, extraire le meilleur de ses essences et de son énergie.


Pousser le thé dans ses limites, voila quelque chose qui me plait. La difficulté a quelque chose d'attirant également à mes yeux. Et puis la préparation a toujours été l'aspect du thé qui m'a le plus passionné. Savoir qu'on peut toujours s'améliorer, que malgré le fait d'avoir les meilleurs instruments et éléments devant soi, un "pro" arrivera toujours à produire une tasse dix fois meilleure que la votre, voila quelque chose qui me motive et me donne envie de continuer, de m'améliorer encore et encore.

Chaque session est source d'apprentissage. On apprend même peu mais surement. La quête de la meilleure tasse n'est pas quelque chose de fini, c'est aussi cette recherche martiale qui est intéressante. C'est le travail d'une vie à se remettre en cause, à ne jamais se reposer sur des certitudes, à rester humble et curieux. Et ce n'est pas le plus facile. Le thé n'est pas facile quand on emprunte cette voie.








My point is, if it's not challenging, why Kung-Fu? All good tea should be challenging, it is an adventure, they need full attention and mental focus. It is the least we could give back to them.

Ce que je veux dire, c'est que si ça ne représente pas de difficulté, pourquoi s'adonner au Gong Fu Cha ? Tous les bons thés devraient représenter un challenge, c'est une aventure, ils réclament toute notre attention et notre concentration. C'est la moindre des choses qu'on peut leur rendre en échange.


Respecter le thé qu'on a entre les mains, surtout quand il s'agit d'un thé de Maître, fait à la main, avec amour, fruit d'un savoir-faire parfois ancien. Un tel thé peut être vu comme un message du producteur au consommateur, mais aussi quelque part un défi, une énigme. "Trouve la manière de percer mes secrets, dit le thé, et je t'apporterai une tasse fabuleuse !"








Finding the right balance of this practice is just the beginning. Pushing its limit, improving the skill, educating the palate, and listening to the brew is a life long dedication. The reward is both physical and mental harmony.

Trouver l'équilibre dans cette pratique n'est que le commencement. Pousser ses limites, améliorer sa technique, éduquer son palais et "écouter son infusion" est le travail d'une vie. La récompense est une harmonie à la fois physique et mentale.

(à noter que toki pratique la méditation il me semble)








Beginners often use less tea to water ratio, and Master usually do the opposite. A seasoned tea drinker once told me, the reason to do this is often someone has not yet found something good enough or confident enough. When you use a load of not-so-refined tea, the best you get is a cup of not-so-refined brew. A high quality tea, when you pack it to the top, you will always get a top cup. That's why you have tea bag, and the normal way to brew it? A bag to a big cup, you can make any tea bag taste passable.

Les débutants utilisent souvent une faible quantité de feuilles tandis que les Maitres font en général l'opposé. Un grand amateur de thé m'a dit un jour qu'un débutant fait ceci soit car il n'est pas encore tombé sur un thé assez bon ou qu'il n'a pas assez confiance en lui. Quand vous utilisez une grosse quantité d'un thé pas terrible, le mieux que vous pourrez obtenir sera une tasse pas terrible. Avec un thé de haute qualité, quand vous remplissez votre ustensile d'infusion au max, vous obtiendrez toujours une superbe tasse. C'est pour cela que quand on prend le thé en sachet, quelle est la manière des les préparer ? Avec un sachet dans une grande tasse, vous pouvez transformer n'importe quel thé en quelque chose de potable.


L'idée développée derrière cette citation est intéressante pour comprendre le pourquoi de dosages importants, outre l'aspect plus martial développé auparavant.

Si on utilise une faible quantité de feuilles et des temps longs, on arrivera à obtenir quelque chose de moyen avec n'importe quel thé. C'est donc le principe des sachets de thé : on a à faire à un produit de qualité moyenne à médiocre, alors on dilue pour obtenir quelque chose de potable, ce qui sera le mieux à faire. Mais dans le cas d'un très bon thé, ce sera excessivement dommage, car on ne tirerait absolument pas profit de tout son potentiel, et on n'aurait seulement qu'une vision superficielle de ses qualités.








How to extract a certain stage or certain character from a tea is the reason/function of a yixing pot. If we fill 1/3 or 1/4 of tea to water ratio in a yixing, there is no difference of brewing it in a big pot way.

(En parlant de dosage de Dan Cong) Extraire un certain trait, une particularité d'un thé est la raison d'être d'une Yixing. En la remplissant au tiers ou au quart du ratio quantité de feuilles/volume d'eau, il n'y a pas de différence par rapport à une infusion en grande théière (en porcelaine).


Le Gong Fu Cha (Kong Fu Cha), ce n'est pas une infusion pépère en mettant quelques grammes perdus dans un grand récipient, où une différence de quelques secondes voire plus ne se sentira guère sur le résultat final. Ce n'est pas la voie de la facilité.

Et il faut bien comprendre qu'on ne parle pas ici de grande théière de 1 litre en porcelaine en disant ça, mais mettre 3-4g dans une Yixing de 12 cl est exactement pareil.








End of the day, there is no right or wrong in brewing a cup for yourself, but there is always a better way.

Au final, il n'y a pas de bonne ou mauvaise façon d'infuser son thé, mais il y a toujours une meilleure façon.


Et c'est précisément le but. La recherche, la remise en cause, la quête.








Voila pour ce qui est de présenter cette vision des dosages et du thé en général, cette voie martiale, un art appliqué à quelque chose d'aussi "simple" que le Thé.

Je voulais parler de cet exemple car personnellement il m'a ouvert les yeux. Je ne dis pas que je suis adepte de tels dosages de manière systématique, loin de là même. Mais je trouve intéressant de savoir que cette voie existe, que ce soit pour l'aspect martial que je trouve superbe, ou pour les quantités de feuilles utilisées qui, même toujours parfois extrêmes à mes yeux, sont loin d'êtres dénuées d'intérêt. Après ça, on a moins peur d'explorer avec plus d'audace et parfois de faire de très belles découvertes, comme ce fut le cas pour moi.








Je terminerai cet article par les dosages relevés sur le blog ou le site de Mandarin's tearoom sur plusieurs sortes de thé. Il faut noter qu'en Chine, on parle plus volontiers de volume qu'occupent les feuilles dans la théière ou le gaiwan plutôt que de grammes par rapport à des centilitres. Attention avec les puerh compressés cependant...




Dosages
Type de thé Volume occupé Temps de la 1ère infusion
Puerh
1/4 - 1/3
5-10 sec
Yancha
3/4 - plein
1 sec
Dan Cong
2/3 - 3/4
5-10 sec
Thés d'Anxi verts
1/3 - 1/2
10 sec
Thés d'Anxi torréfiés
1/2 - 3/4
5-10 sec
Thés rouges
1/4 - 1/3
5-10 sec
Long Jing
1/3
10 sec




Attention, tout ceci est à prendre avec des pincettes. Déjà, il y pourra y avoir de grandes différences entre plusieurs thés d'une même catégorie. Et puis ce sont des indications générales. Mais je pense que c'est un exemple assez éloquent de ce qui est évoqué plus haut en prose.


Sur ce, je vous souhaite à tous un excellent réveillon !


À bientôt !


lundi 5 décembre 2011

Dosage







Parler de ma vision du dosage est quelque chose qui me démange depuis un bon moment mais que je n'ai jamais vraiment réussi à réaliser proprement, si bien que j'en suis venu à me demander si je devais le faire tout court. Plusieurs tentatives ont déjà été faites puis oubliées, le résultat final ne me plaisant pas. Car, autant le dire d’emblée, il n'y a pas de meilleure façon de préparer le thé pour peu qu'il plaise. Le "mieux" est bien trop subjectif.

S'il y avait des dosages meilleurs que d'autres, ça se saurait. Il y aurait un joli tableau bien dessiné disponible un peu partout que l'on respecterait scrupuleusement. Et voilà, le tour serait joué. Point à la ligne. On trouverait pour tous les thés des doses toutes faites, un peu comme le Tie Guan Yin d'ailleurs. Trop facile, non ? Certes pratique mais manquant néanmoins terriblement de charme...

Non. Préparer une bonne tasse de thé c'est un peu comme apprendre à jouer d'un instrument. On commence à faire ses gammes, à jouer des rythmes ou mélodies basiques. Après, avec le temps, la persévérance et l'entrainement, on arrivera petit à petit à quelque chose de beau. À la technique pure viendra se mêler le feeling, l'inspiration qui joueront aussi un rôle important.








Donc parler du dosage, oui. Mais je ne me vois pas le faire sans lui conférer une importance relative. C'est un paramètre parmi d'autres qui contribueront au résultat final. Certains de ces paramètres sont ajustables avec des instruments et autres, d'autres non.

La meilleure tasse de thé ne sera pas préparée par des chimistes en blouses blanches dans un laboratoire stérile. Il y a même fort à parier qu'un thé préparé ainsi, malgré un contrôle précis des paramètres, soit assez fade et décevant.

Mais entrons à présent dans le vif du sujet.








Je dirais qu'il y a trois manières de doser son thé. La manière douce, des fois appelée yin, qui utilise très peu de feuilles par rapport au volume du contenant. Cela ne dépend pas de la taille de l'instrument : deux cuillères à café d'english breakfast dans une théière de porcelaine d'un demi litre, ou 3g de puerh dans une yixing de 12cl, c'est à peu près la même chose de ce point de vue là. On obtiendra un faible nombre de tasses. Chacune d'entre elles offrira une vision presque complète de ce que peuvent offrir les feuilles. Les temps d'infusions seront longs.

Cette méthode, assez prisée sous nos latitudes, offre une infusion souvent qualifiée de sage, ce qui ne veut pas dire mauvaise. Certains thés s'y prêtent d'ailleurs à merveille selon mes propres critères, qui ne valent que ce qu'ils valent.








La seconde est à l'inverse : on remplit zhong et théière presque au maximum. On infuse court. Ennemis des liqueurs chargées, merci de passer votre chemin. Pour ceux qui ont avec le temps su dompter les liqueurs de fortes densités et l'amertume, bienvenue au pays des émotions et parfois même de l'ébriété ! Voici la méthode qu'on appelle souvent Gong Fu Cha, ou yang, très souvent rencontrée en Chine, y compris par les producteurs (qui a priori savent ce qu'ils font).

Infuseur rempli à moitié pour les thés à feuilles roulées et au trois-quart pour les autres (sauf thé compressé) et infusions courtes, mais qui sont légion. Des jours de thé avec les mêmes feuilles. Un autre trip.

Ici, le thé est découpé en strates gustatives. Chaque infusion aura tendance à être différente de l'autre.








La troisième méthode est très joliment appelée la voie du milieu par Thomas, dont je vous recommande plus que chaudement la lecture des articles dédies aux paramètres, qui m'ont toujours fortement inspirées. Ici pour les dosages plus faibles et temps longs, ici pour l'inverse, et enfin là pour la voie du milieu.

On est dans le compromis, entre l'idée de voir le thé évoluer d'une tasse à l'autre, sans pour autant que la session ne dure trop longtemps. Les tasses sont un peu moins denses que la version Kung Fu, mais sont très riches.








Voilà le choix qui s'offre au dégustateur. La durée de la session, le temps disponible pourra l'aiguiller sur une voie ou l'autre. L'humeur aussi. Aucune n'est dénuée d'intérêt. Une chose est toutefois importante à mes yeux : essayer. Explorer. Côtoyer les limites. Prendre en compte que le palais change, non seulement de manière significative au début de l'aventure gustative d'un amateur, mais fluctue aussi en fonction de l'envie, des saisons, etc. Être à l'écoute et ne pas s'enfermer dans un schéma, ne jamais être trop sur de soi. Celui qui commence à balancer des affirmations dans le monde du thé devra s'attendre à bien des déconvenues...

Dans tous les cas, je conseille de ne pas trop se prendre la tête. Laisser faire le hasard. Si le morceau que vous découpez de votre galette fait 5,2 grammes alors que vous visiez 4 grammes, ne martyrisiez pas les feuilles à essayer d'ôter le surplus. Être pingre, même avec thé cher, ne paie pas forcement dans la préparation du thé.

Ce qu'il est important de considérer, c'est le couple dosage/durée d'infusion. Avec l'habitude, on ajuste l'un en fonction de l'autre. Il n'y a donc pas de problème à doser légèrement plus ou légèrement moins. On ajuste.








Ce serait bien sur plus rassurant d'avoir un tableau avec des données exactes, une jolie courbe avec le dosage en abscisse et le temps d'infusion en ordonnée, et ce pour chaque infusion. Mais pourquoi gâcher la magie d'une préparation avec des instruments quand on peut juste se fier à ses sens ? Un gaiwan est on ne peut plus pratique pour savoir quand stopper une infusion. On voit les feuilles, voit la couleur de l'infusion, et on peut la sentir. Une infusion trop légère ou au contraire trop dense donnera une excellente indication pour la suite.

Bien sur, votre meilleure alliée sera l'expérience. Dans notre société, on veut tout, tout de suite. Et je suis bien placé pour en parler. Mais le thé nécessite de la patience, beaucoup même. Il faut juste admettre que la tasse de thé du lendemain sera meilleure que celle du jour présent. Au pire qu'on aura appris quelque chose.








En ce qui me concerne, je vous conseille donc d'expérimenter, de vous surprendre, de jouer, et, a fortiori avec un thé de qualité, ne pas hésiter à côtoyer les limites, plutôt hautes que basses d'ailleurs. Au début, on a peur de l'amertume, alors on reste dans des dosages/temps sages au risque de s'enfermer dedans. Puis vient l'imprévu, la théière oubliée, la main lourde, et on se rend compte de ce qu'on perd... Le pire c'est qu'une tasse amère n'est pas dénuée d'intérêt, on recherche même un certain degré d'amertume dans la préparation du thé japonais par exemple.

Au final, il ne faut pas oublier que le résultat ne dépendra pas que de vos paramètres ou de la qualité de votre Yixing.








Car il faut aussi admettre, même pour les plus terre à terre d'entre nous, que le thé qu'on prépare capturera aussi l'état d'esprit du dégustateur. Ce n'est pas quelque chose qui se démontre, mais qui se constate. Mais, après tout, ce n'est pas parce qu'une chose ne se démontre pas scientifiquement qu'elle est fausse ou n'existe pas, tout ça parce que l'outil mathématique ne s'applique pas. Bref...

Le fait est qu'un peu de votre humeur se retrouvera dans votre tasse. Soyez pressé, la tête ailleurs ou en train de faire autre chose en même temps, et votre thé ne sera jamais aussi bon que quand vous êtes disponible, concentré sur ce que vous faites, ou en bonne compagnie. Cette différence d'état d'esprit pourra avoir pour conséquence d'obtenir une liqueur bien différente, certains maitres disent même que cela a plus d'importance que tous les autres paramètres réunis.

Je vous renvoie à la lecture de cet excellent article (en anglais) à propos de Maitre Ling Ping Xiang, qui sera d'ailleurs invité à Falmouth (Essence of Tea) et à Londres (Postcard Teas) si tout se déroule bien en milieu d'année prochaine pour parler de sa vision du thé. Je me contenterai juste de dire à ce propos que j'ai observé ce phénomène de nombreuses fois que cela se vérifie, qu'elle que soit l'explication dont on voudrait l'affubler.








Le thé, c'est un art, un sport, une discipline. Pour reprendre mon parallèle du joueur de musique, la perfection ne sera approchée que par les artistes qui se livrent totalement à leur passion. Un artiste de variété qui n'aura en tête que les gains ne composera jamais la Neuvième, Kind of Blue ou Little Wing.


À bientôt !


> Prochain article : Dosage : Exemple d'un extrême.