Dans cet article, j'aimerais parler de la manière d'infuser certains thés qu'on considère généralement comme "fragiles" : thés blancs, thés verts, chinois et japonais, oolong verts, thés rouges riches en bourgeons, etc. Cette réflexion fait directement suite à un article de Charlotte, dont je recommande chaudement la lecture, qui parle de température et de différences de pratique entre la Chine et l'Occident. Je vais aussi faire référence à la prose de mon ami Akira Hojo pour le côté technique et chimique.
"Darjeeling" japonais de chez Postcard Teas
Notre pratique du thé fait appel à plusieurs gestes. Certains sont faits machinalement, d'autres sont plus approfondis. Dans un premier temps, on a tendance à copier la pratique de quelqu'un d'autre, sans vraiment la comprendre, ou de mélanger plusieurs influences. Parfois, on cherche à être original, à avoir sa patte. Ça rend le rituel plus fun.
Mais au hasard de rencontres ou de lectures, on peut être amené à réfléchir différemment, à remettre en cause ses habitudes, ses gestes. C'est ce qui m'est arrivé. Première personne qui a boulversé (de nombreuses fois) ma pratique, et celle avec qui j'ai le plus de contact, c'est Akira Hojo, dont les idées diffèrent parfois (souvent ?) de ce qu'on peut voir ailleurs. Et cela pousse à la réflexion, en plus d'être incroyablement fun pour un adepte de l'expérimentation comme moi. L'autre personne, c'est donc Charlotte, qui a aussi, d'une autre manière, boulversé ma vision et ma pratique du thé. Tout cela pour mon plus grand plaisir.
Long Jing de Charlotte
Faisons un petit condensé de ce qu'elle nous apprend dans l'article sus-cité : les Chinois infusent leurs thés verts (mais aussi d'autres familles) à une température bien plus élevée que nous autres Européens. Mais ils ne le font pas n'importe comment, le geste, au travers de la verse notamment, compense cet écart de température.
Aussi, et c'est le coeur du sujet, si une température élevée permet de mettre en avant les qualités d'un thé - qui sera donc sous-exploité à température trop faible, - ses défauts seront aussi mis en exergue. On pourrait donc lire le "un thé vert (chinois) s'infuse à 80°C" sur les étiquettes ou dans le discours des grandes enseignes commerciales comme "s'il vous plait, ne les infusez pas plus chauds, car sinon vous allez vous apercevoir qu'en fait ce ne sont pas de "grands crus" si rares que ça, et que la marge qu'on fait dessus n'est pas justifiée."
Dans la prose d'Akira, on trouvera des explications techniques au niveau de la chimie de la plante. Il s'intéressera plus particulièrement au fameux "umami" japonais, marque de fabrique et à présent de qualité, chose avec laquelle il n'est pas d'accord. Mais ce n'est pas le sujet ici. À noter que bien qu'ayant fait de la chimie, la théorie me dépasse un peu, mais une chose est sure : le résultat de mes expérimentations colle en tout point avec ses théories. On trouvera ses réflexions sur le sujet un peu partout dans ses articles, ici notamment. Je ne rentrerai donc pas dans les détails chimiques, je ferai juste un résumé très et certainement trop simpliste de ce qui nous intéressera ici :
engrais chimiques (azote) => production augmentée d'acide aminé (umami) => amertume ressentie au-delà de 80°C.
pas d'engrais => plus de polyphénols qui requièrent une température très chaude pour leur extraction => pas d'amertume.
Puerh Da Xue Shan sauvage de chez Akira
Car, comme le dit le titre, je vais parler ici de thés bio ou, mieux, issus "natural farming" (pas d'engrais pour augmenter la productivité, même bio), soit des thés souvent issus de cultures traditionnelles où on pourra utiliser certains produits naturels comme le lisier, mais pas de produits purement chimiques, comme c'est malheureusement de plus en plus le cas un peu partout. Je ne vais pas refaire ici l'apologie de ces cultures raisonnées, il suffit de comparer une pomme de supermarché à une autre venant du fin fond du jardin de ses grands-parents pour réaliser l'écart qualitatif qu'il peut y avoir, sans parler de la nocivité de certains produits utilisés. Je citerai juste encore une fois "Miracle Apple", ce magnifique ouvrage d'Akinori Kimura, dont les droits ont été acquis par Yoko Kano, qui tomba par hasard dessus dans la lounge d'un aéroport nippon, et qui prit alors la décision d'en acheter les droits, de le traduire et le distribuer gratuitement sur le net.
Sejak de l'Éclos (Lyon)
Maintenant que mes sources et le contexte sont plantées, passons au vif du sujet. Voilà plusieurs jours que j'ai repris bon nombre de mes thés bio, verts, chinois et japonais, blancs, oolong verts, noirs à forte concentration de bourgeons (souvent considérés comme fragiles, comme le précise Charlotte), comme des darjeeling first flush. Je les ai tous infusés à l'eau presque bouillante, c'est à dire une eau retirée du feu jusqu'à ce que le bruit d'ébullition disparaisse (une poignée de secondes), et versée avec précaution, en utilisant un gaiwan ou un hohin, soit un instrument qui permet une verse rapide et de ne pas cuire les feuilles. Et le résultat est à mes papilles assez incroyable, d'où l'envie de partager tout ça.
Long Jing de Master Luo de chez Postcard Teas
Revenons en détails sur deux points techniques très importants :
1/ la verse : c'est peut-être une chose qui est assez négligée chez nous, d'ailleurs, les bouilloires occidentales ne permettent pas une verse très précise, ce qui est pour nous fort dommage. Car il convient lorsqu'on emploie une eau très chaude avec ces types de thés "fragiles" de ne pas la verser avec force et surtout pas directement sur les feuilles. Il faut viser un angle de l'ustensile si l'on peut, avec un débit contrôlé. Tout cela contribuera d'ailleurs à diminuer légèrement la température de l'eau. De même, il est plus pratique d'effectuer une verse basse à des fins de précision. On m'a personnellement déconseillé les verses hautes de toute façon, que ce soit pour l'eau ou le thé, et ça me semble une bonne idée.
2/ l'instrument : je parle de verse rapide, car température et durée d'infusion sont intimement liées. Plus on infuse chaud, plus bref devra être le contact. L'exemple d'Akira ici (pour les Dan Cong) est intéressant. Donc, pour des températures "extrêmes" qui impliquent une infusion presque "flash", il faut que l'instrument puisse permettre de vider intégralement le thé en quelques secondes. Pour cela, le gaiwan est imbattable. J'utilise aussi un hohin avec de nombreux trous et un large bec. Il est possible d'utiliser une théière, mais il ne faudra pas hésiter à baisser alors un peu la température, et ce pour deux raisons : la verse du thé dans la tasse sera en général plus longue, et les parois parfois épaisses pourraient "cuire" les feuilles. Quel que soit l'instrument, il ne faudra surtout pas laisser le couvercle pendant l'infusion et après la verse, pour éviter cette "cuisson". Profitez-en pour admirer l'ouverture et la beauté des feuilles, ça vaut parfois franchement le coup ! Et c'est assez rapide avec de l'eau très chaude. Alors vous allez me dire "mais si on ne met pas le couvercle entre deux infusions, surtout avec un gaiwan, ce dernier va très vite refroidir, ce qui pourra être préjudiciable pour les infusions suivantes !" Certes, mais vu qu'on utilise de l'eau très chaude avec un contact bref, je doute que ces quelques degrés aient une importance capitale, du moins je n'en ai pas remarqué.
Mao cha de thé blanc du Yunnan d'Akira (Ma An Shan) infusé à l'eau bouillante
Alors, est-ce que ça va marcher avec tous les thés bio ? Je ne pense pas. Je n'ai pas fait le test, mais un thé bio de supermarché ne sera à mon avis pas très différent d'un thé non bio à ce niveau là. Déjà, dans les critères du bio, il y a de la marge, des engrais bio peuvent être utilisés, avec des taux limites de produits qu'idéalement on aimerait ne pas trouver du tout, et susceptibles de produire de l'amertume. Aussi, je pense que l'état des feuilles est très important. Des feuilles trop hachées (sauf sencha) nuiront à l'équilibre dans la tasse à plein de niveaux, ce qui pose la question du soin apporté à la fabrication des thés, voire à leur conditionnement et leur conservation. Exit donc le sachet de thé rempli de poussières, et les thés qui passent deux ans dans une grande boite en métal sur une étagère de boutique.
Ce que me montrent mes expériences, c'est que des thés de très bonne facture sur tous les critères cités plus hauts, infusés avec soin - je ne rappelle pas ici l'importance de la qualité de l'eau (et des instruments), mais c'est toujours à mes yeux le critère numéro un - donneront un résultat superbe avec de l'eau très très chaude et des infusions plus ou moins courtes.
Après, il y a de la marge entre une eau très très chaude et des infusions très très courtes, et de l'eau un tout petit peu moins chaude et des infusions un peu plus longues. Charlotte cite l'infusion en verre, technique très utilisée en Chine. Là, on n'est pas dans le cas d'infusions de quelques secondes, ce dont je parle ici, mais plus dans une "voie du milieu", mais un excellent thé pourra résister à de très longues infusions, même avec des températures assez élevées. Essayez, vous verrez. À noter que l'eau se refroidit assez vite dans un instrument ouvert (verre ou infuseur sans couvercle), ce qui permettra de relativiser cette durée d'infusion, l'extraction diminuant au fur à a mesure, avec le danger de "cuire" les feuilles. Le dosage rentre aussi en compte, mais inutile de complexifier les choses pour se concentrer sur le coeur du sujet.
Tai Ping Hou Kui de Charlotte
Quelle température exactement, et pour combien de secondes ? C'est difficile à dire. Les instruments tels le thermomètre ou le chronomètre ne sont pas vraiment le sujet ici, vu que le but est justement quelque part de se simplifier la vie, tout en obtenant quelque chose d'au moins aussi intéressant. C'est pour moi encore très empirique comme approche, je commence tout juste. Et souvent, on apprend plus de ses erreurs que des séances consensuelles. Mais c'est fun de sortir de sa zone de confort, et avec un bon thé (ce qui ne signifie pas forcément "hyper cher", surtout quand on voit le prix de certains thés "bio" d'enseignes populaires), peu de risques au final de ruiner l'intégralité d'une session si on prend quelques précautions, comme celles discutées plus haut.
Sencha bio (Koshun de Shimizu) de chez Thés du Japon infusé à l'eau presque bouillante et flash
Qu'obtient-on au final et quelle différence avec des paramètres plus classiques ? Il est fort possible que les amateurs de "mâche", de texture, d'intensité en bouche n'y trouvent pas leur compte, même si on peut rallonger aussi la durée d'infusion à température plus élevée sans que ce soit le drame. Rappelons que le but de tout ça est aussi d'éviter l'écueil qui consisterait à infuser trop froid un excellent thé, et donc de ne pas en tirer la substantifique moelle.
Les liqueurs tirées d'infusion chaudes et courtes seront en effet plus légères, ce qui ne signifie pas forcément moins intéressantes. Personnellement, je trouve qu'elles y gagnent un aspect aérien et en fraicheur. Le profondeur d'un thé, ce que je recherche par dessus tout, est pour moi plus évidente à repérer dans des liqueurs légères que dans des tasses plus lourdes, plus denses. Il en va de même pour toutes les subtilités que j'aime trouver. Les qualités seront présentes dans tous les cas me direz-vous, mais je préfère quand c'est léger. Ce n'était pas le cas avant qu'Akira me fasse essayer. J'utilisais des paramètres trouvés ça et là, assez "bourrins" (cf. l'historique de ce blog), sans trop me poser de questions. La force des tasses denses me donnaient l'impression d'avoir une longueur plus importante, mais je ne suis plus très sur à présent qu'il ne s'agit pas en fait plus de "rémanence" due à l'intensité justement, et non un autre type de longueur en bouche. Dans tous les cas, les thés me paraissent beaucoup plus longs ainsi.
Je n'infuse pas comme ceci à chaque fois, car le but est aussi de varier. Mais je suis stupéfait de la qualité des tasses que j'obtiens avec cette technique au final très simple à mettre en place, ce qui est un peu le but aussi. Un zhong, une bouilloire, une tasse. Les seules conditions sont : une eau et du thé de qualité, cultivé sans ou avec le minimum de produits chimiques, une verse attentive et précise, des infusions courtes, et faire attention de ne pas cuire les feuilles, notamment avec le couvercle. À noter qu'on pourra rapidement augmenter les durées d'infusion au fur et à mesure de la session. Ça dépendra aussi du thé.
Li Shan Cha de Shan Yun Cha
Je serais curieux de savoir si certains d'entre vous ont observé un tel phénomène et s'ils préfèrent ou non cette technique à d'autres. Peut-être, et même surement, la "voie du milieu" suggérer par Charlotte avec l'infusion en verre est encore plus intéressante. L'avenir me l'apprendra peut-être.
À bientôt !
Thés testés : thés blancs, verts et noirs du Yunnan d'Akira, thés verts chinois de Charlotte, darjeeling de printemps, thés verts chinois et thé rouge japonais "darjeeling-like" de Postcard Teas, sencha bio de Thés du Japon, oolong verts de Shan Yun Cha (le petit nouveau de ma liste de fournisseurs, qui au passage a bien mis à mal mon scepticisme exposé dans mes articles précédents, au sujet de fournisseurs qui sortent de "nulle part", avec des histoires presque trop belles pour être vraies, mais la tasse a parlé et c'est encore elle qui tranche au final).